Ou comment refaire le monde autour d’un narguilé

Un Narguilé. Deux. Citron-menthe pour elle, deux-pommes pour moi. Bière locale. Beirut? Almaza? Allez, va pour une Almaza! Deux! Il est une heure du matin, nous refaisons le monde autour de nos pipes à eau depuis maintenant plus d’une heure.
A la clientèle bon enfant du début de soirée commencent à se succéder des clients plus sophistiqués, à défaut d’un autre terme. Les voituriers se pressent autour des berlines allemandes et des Lexus et autres Range Rovers auxquelles les petites roturières du début de soirée cèdent la place. Moins d’étudiants, plus de Rolex. Plus de joueurs de polo à cheval sur les vêtements de ces messieurs, des décolletés plus plongeants et des bijoux plus voyants pour ces dames. Sport-chic-branché.
Nous autres libanais sommes des inconditionnels du bling. La taille des chevaux sur nos polos Ralph Lauren illustre assez bien ce mélange de m’as-tu-vu à la sauce bigger-is-better qui habille tant bien que mal nos égos surdimensionnés. Nous sommes experts en tout voyez-vous. Economie, affaires, politique internationale, mode, tout je vous dis. Nous avons tout compris et nous dispensons notre savoir auto-proclamé à défaut de notre sagesse à qui veut bien écouter, à coup d’opinions clamées haut et fort à l’emporte-pièce. “Ils” n’ont rien compris. “Nous” savons mieux faire.
Bien évidemment, nous n’avons pas su prendre soin de ce pauvre lopin de terre au bord de la méditerranée, mais ce n’est pas notre faute. Tout le monde sait que ce pays est le terrain de jeu des puissances régionales et mondiales et que le sort nous a donné des voisins impossibles. Nous nous sommes tellement assurés de le répéter à qui veut bien l’entendre que nous avons fini par y croire. Sondez l’inconscient collectif de notre peuple, si une telle chose était possible, et vous entendrez ces mots glaçants:
Notre destin ne nous appartient pas, il est décidé dans les chancelleries des puissances de ce monde.
Cette croyance n’est pas complètement hors-sujet, sans être tout à fait vraie. Aucun pays n’est immunisé des influences de ses voisins, aucune nation n’est imperméable aux intérêts des puissances mondiales. Cependant, toutes ont leur mot à dire quant à leur destinée.
Comme tous les Libanais de ma génération, j’ai été biberonné dès mon plus jeune âge au lait d’un narratif auréolé de légendes: Liban, pays de lait et de miel, soixante-dix fois chanté dans la bible, pays à visage arabe tourné vers l’occident, pays francophone à la pointe du renouveau arabe du vingtième siècle, pays multiconfessionnel fondé sur le Pacte National, message de fraternité, refuge des minorités, Suisse de l’orient, et j’en passe.
Le temps nous apprendra une autre réalité, celle de l’altérité. Notre pays est bien plus morcelé que nous ne le pensions. Les 10 454 kilomètres carrés et leurs habitants sont le siège de beaucoup trop de différences, de paysages, d’opinions, de confessions, de coutumes, d’accents. De beaucoup trop de rancœurs. Une guerre est passée par là.
A ce moment, le pays se morcelle en bulles hermétiques. Il se réduit à la région où nous avons grandi, à la parenté, les connaissances, les coreligionnaires. Les autres sont perçus au mieux comme des voisins dont on se méfie un peu, au pire comme des adversaires.
L’exil qui suit, certitude qui pousse tôt ou tard la jeunesse de ce pays vers d’autres contrées, n’arrange pas les choses. Il nous change. Cette bulle dans laquelle nous reconnaissions notre pays nous semble maintenant trop étriquée. Nos souvenirs nous y enchainent mais nos semblables nous horripilent. Ils sont trop blings. Ils votent trop faux. Ils râlent trop. Bref, ils ne nous ressemblent plus. Ou plutôt, nous ne leurs ressemblons plus.
Le pays se réduit alors à sa plus simple expression: la famille proche, la maison qui nous a vu grandir, les quelques plats qui nous manquent. Au bout du chemin, même cette plus simple expression fond comme les glaces à la fraise de notre enfance. Le pays finit par devenir le Moi, il se réduit aux souvenirs des années d’avant l’exil, ceux qui peuvent encore nous arracher des soupirs de nostalgie.
Il ne redeviendra le Liban que face à l’oubli.
Je laisse cette dernière phrase ambigüe à dessein. On peut la comprendre comme un sursaut de patriotisme face à la menace, le ralliement des enfants perdus d’un petit pays au bord de l’oubli. Mais on peut aussi y voir un autre sens. Voyez-vous, je viens de comprendre quelque chose de très important entre deux bouffées de tombac aux deux-pommes.
Pour aimer son pays, il faut oublier. Il faut se réconcilier avec ses habitants. Il faut accepter leur différence et comprendre que le départ, qui fut notre choix, nous a façonné en ce que nous sommes devenus, mais que nos frères restés au pays n’y sont pour rien. Que leurs choix démocratiques ont été réellement confisqués par une classe dirigeante vérolée et vérolante, que la situation économique du pays les dispense de nos doctes remontrances, que ceux qui de loin comptent les coups, ne savent pas vraiment ce que souffrent ceux qui les reçoivent. Et que vu les circonstances, un peu de bling serait le bienvenu. Un peu de bling n’a jamais fait de mal à personne.
Je me pare donc de mon polo le plus blanc avec le cheval le plus voyant, de ma montre la plus bling, lunettes de soleil siglées accrochées au col, chinos bleus et mocassins en cuir, panama hat à la main pour ne pas trop en faire quand-même puisqu’il fait déjà nuit, et j’emprunte le 4X4 de mon beau-frère ainsi que sa sœur pour aller refaire le monde autour d’un narguilé dans un resto de bord de mer du coté de Batroun, sans démériter face à d’éventuels voisins en polo blancs et en Rolex.
Le bling a son charme voyez-vous. Curieusement, il me réconcilie quelque peu avec mon pays d’origine. Je trouve qu’il fait ressortir le charme inné des habitants de ce pays: malgré tous leurs défauts réels ou supposés, les Libanais sont de bonne compagnie. Mais surtout, les Libanais sont beaux!
Let the board sound
Rabih

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