Monsieur,
C’est avec regret qu’il a été décidé de ne pas donner suite à votre candidature. Comme vous le soupçonnez sans doute, les jeux étaient faits d’avance. Les dés étaient pipés. Il fallait jouer le jeu de l’égalité des opportunités, de la transparence. Montrer patte-blanche dans ce monde où le bon sens d’il y’a quelques décennies n’a toujours pas trouvé repreneur. Pour cette occurrence en tout cas, c’était couru d’avance, ce ne sera pas vous. Un mal pour un bien si j’ose dire, puisque nous sommes finalement ravis d’avoir fait votre connaissance, votre profil est très intéressant, en d’autres circonstances, etcetera…, vous comprenez n’est-ce pas?
Et puis, vous n’êtes tellement pas de votre époque. Vous avez quelque chose d’un peu suranné, d’un charme certain cela va sans dire, ne me comprenez pas mal, mais peut-être un peu de trop pour ce poste. Vos “Je vous prie de m’excuser”, “Je vous remercie infiniment” par exemple. Très chics. Mais pas assez directs vous en conviendrez. Vos subjonctifs et autres conditionnels passés, tellement plus mélodieux que ce passé composé que nous rabâchent les autres candidats, mais tellement moins pratique, n’est-ce pas?
Mais à vrai dire, tenez-vous bien, l’ennui de cette époque nous a poussés à vous inviter en entretien tout de même, pour la fraîcheur de votre allure d’un autre âge, en contraste total avec ce poste que vous cibliez. On aurait dit Caton le Jeune dans ses primes années, projetant d’affranchir Rome du tyran d’alors, quand le prochain franchirait le Rubicon. Enfin, je m’égare dans mes errements, je vous prie de m’en excuser. Vous et moi ne sommes pas si dissemblables finalement. Amateurs de formules surannées et d’histoire ancienne, nous sommes des anachronismes ambulants. Vous, un stoïque, et moi, un cynique. Vous souffrez vos pertes avec une grandeur d’âme que j’aurais bien admirée si je n’étais pas ce que je suis, mais dont je me moque gentiment à vrai dire, en bon cynique.
Vous aurez eu l’avantage de m’amuser, à défaut, peut-être, de m’émouvoir. Cela étant, le candidat était pressenti depuis des semaines. Il fallait juste jouer la comédie de la responsabilité sociétale pour rester à la hauteur du score qui est celui de notre entreprise. Il nous permet de facturer plus cher nos prestations, à peu de frais: un candidat malheureux de temps en temps, et quelques mesures pour enfumer les adeptes un peu benêts de ces nouveaux cultes qui occultent l’essentiel.
Ne soyez pas déçus, ce poste n’est vraiment pas pour vous. Je ne vous vois pas prodiguer du conseil à quinze louis d’or de l’heure aux matelots déboussolés d’un navire qui a perdu l’usage de son gouvernail. Je vous livre ma pensée secrète, vous en ferez ce que vous jugerez utile d’en faire: Je suis ravi de la conclusion de cette tentative de recrutement écrite à l’avance. Vous me faites l’effet d’un énergumène sans concessions, donc qui ne risque pas de verser dans les forfaitures de notre époque. Heureusement pour vous dirais-je, la forfaiture envers soi-même est une condition nécessaire et peut-être même suffisante pour ce poste de conseil en haute voltige. Elle vous manque cruellement, et je vous en félicite à titre personnel.
Sur ce, je vous prierai d’agréer mes salutations distinguées, comme le veut l’usage épistolaire, et vous demanderais de bien vouloir être un tant soit peu indulgent envers une candidature bien précise, celle d’un vieux cynique qui en aura eu assez de jouer au conseiller ministériel pour le compte de gens qui ont perdu le sens de la formule. Un jour, pas trop loin, elle atterrira sur votre bureau, celui que vous cherchez encore aujourd’hui, mais que vous ne manquerez pas de trouver sous peu, de cela j’en suis certain. Voyez-vous, j’ai eu à recruter assez de faquins au cours de ma carrière pour savoir reconnaitre le talent quand je le croise, quand bien même lui demanderais-je de tirer sa révérence au final. J’ose espérer qu’il ne m’en tiendra pas rigueur.
Cordialement.

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