Moments Volés

Non, ce jour-là, je ne serai pas là. Je serai loin.

Cette fatalité, je la tiens de ma terre natale, de l’histoire de mon peuple qui fait de moi un voyageur, un vrai, à la Baudelaire, de ceux-là seuls qui partent pour partir, qui de leur fatalité jamais ne s’écartent, et qui, sans savoir pourquoi, disent toujours: allons.

Auditeur en différé sous ces latitudes, je ne serai même pas témoin de la chute. Elle me tombera dessus par un message WhatsApp, ou le partage d’un faire-part sur un réseau social quelconque. Ou alors par un coup de fil au petit matin, le coup de fil tant redouté, celui que l’on reçoit quand la foudre finit par nous choisir comme cible, quand ce sont eux qui ne se relèveront plus.

Nous nous rappellerons alors les milles petites anecdotes qui auront fait de notre jeunesse leurs rêves, les milles petits souvenirs qui appelaient jadis de leurs vœux nos rires d’enfants et qui ne sont plus maintenant qu’amertume. Les déjeuners de famille, les rentrées des classes, les feux de camp, les remises de diplômes, les étés au bord de la mer, les soirées au village, les longues nuits d’hiver. Ces moments de douceur magique.

Mais aussi ces moments de terreur, quand nos nuits étaient bercées par le vacarme des obus qui pleuvaient sur nos maisons, ces moments de silences forcés où un mot de trop pouvait nous renvoyer dans l’obscurité du monde, ces moments de désespoir quand nos destins ne nous appartinrent plus.

Ces moments que nous avons passés loin d’eux à essayer de construire le futur qui nous est refusé ici, ceux que nous avons passés à courir après des chimères, à espérer un retour, à découvrir que ce n’est qu’un nouveau départ, à nous résigner. Ceux que nous passerons à rassembler le prix du billet d’avion de l’adieu ultime.

Et ceux qui auraient dû être, ceux que nous aurions dû vivre avec eux, ceux qui nous étaient promis dans ce bout de paradis, ce plus beau pays du monde, ceux qui auraient dû durer longtemps, beaucoup plus longtemps, illuminés par un coucher de soleil éternel comme seul ce littoral sait en produire.

Ceux qui furent piétinés avant même d’avoir vu le jour. Ceux que nous n’aurions jamais connus.

Ceux que vous nous avez volés.

Leave a comment

Create a website or blog at WordPress.com

Up ↑