Le Pays Est Comblé de Grâces

البلاد بالف خير

Photo by Ante Hamersmit on Unsplash

البلاد بالف خير

“Le pays est comblé de grâces”. Cette tournure quelque peu superlative est la formule consacrée que l’on utilise dans ce coin du monde pour signifier que le pays va bien. C’est en tout cas celle que tu utilises et qui me fait penser que tu es aveugle dans le meilleur des cas, ou alors que tu essaies de te convaincre de l’éluctabilité de l’inéluctable.

Dans cette entreprise peu louable, tu vas bien, oui, c’est clair. Le pays, lui, ne va pas bien. La crise t’a épargné semble-t-il, t’a même enrichi, ou peut-être as-tu encore accès à une certaine prospérité à défaut d’une prospérité certaine, à travers un père, une tante, un fils qui vivent et travaillent sous des cieux plus cléments. Ah, pas une famille n’est épargnée par ce fléaux dont nous semblons pourtant si fiers. C’est un fils parti étudier en France et qui ne reviendra pas. J’en sais quelque chose. Ou un père parti travailler dans les monarchies du Golfe pour payer les études du rejeton qui ne reviendra pas.

Tu vas bien, oui. Mais pas le pays. La majorité silencieuse crève de faim. Mais cette majorité, tu ne la connais pas, tu ne la vois pas, car elle et toi n’appartenez pas à la même bulle. Elle passe sous tes radars et toi au-dessus des siens. En l’absence criante de l’état de droit et des institutions, tu as quand-même les moyens d’être ton propre ministère de la défense, de l’éducation, des transports ou de l’énergie car tu es déjà ton propre ministère des finances. Les ministères publics, eux, sont aux abonnés absents. Le pays ne va pas bien je te dis!

Arrête donc ton délire, sors un peu de ta bulle à l’eau de rose. Le pays n’est comblé que de problèmes. Il est très malade, il est moribond. Mais pour élucter l’inéluctable, pour avoir un espoir de guérison, encore faut-il se rendre compte de sa maladie. Et tu n’aides pas.

N.B. : Le verbe “élucter” n’existe pas en langue française. Le mot “éluctabilité” non-plus. Mais cela n’a pas trop d’importance je crois, tu es trop comblé de grâces pour t’en rendre compte. 

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Rabih

Vingt Ans Après

Minuit quinze. La maison dort. Dehors, une bise qu’on dirait de janvier souffle le froid sur les braises mourantes d’un novembre moribond. C’est comme si le mois de décembre s’était défilé. Dans les combles, une loupiote éclaire tant bien que mal l’antre où tous ces vieux souvenirs s’entassent au fil des déménagements: quinze ou vingt ans de livres, papiers, bibelots et autres bricoles dans lesquels une sagesse née de la nostalgie d’un départ sans retour m’empêche de fureter.

Jouer à l’archéologue dans ce fatras peut s’avérer franchement dangereux quand on danse sur un fil tendu entre deux mondes.

Cette rencontre vingt ans après exige pourtant une exception. Je me dois de chercher, je vous dois de trouver. Je tire sur un fil, l’ouvrage suit, les souvenirs défilant à mesure que les mailles se défont. Et puis, le clou du spectacle. Un nouveau monde.

A Wissam et Tessa, à Marc, à Joseph, à Joumana, à cette rencontre inespérée en novembre à Issy.

A Jad, à nos chemins qui se sont croisés par le plus pur des hasards, il y’a quelques semaines dans un coin de Bauchrieh. 

La boucle est bouclée, les mousquetaires sont toujours là. 

Vingt ans après.

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Rabih

Le Plus Beau Pays du Monde

Photo by Sara Calado on Unsplash

Me revoilà à trente mille pieds d’altitude, quelque part entre Paris et Oslo, bien calé dans mon 8F habituel. Rapide passage dans les contrées nordiques pour présenter mes vœux quelque peu tardifs à la Norvège, cette amie qui m’aura inspiré bien des lignes dans ce carnet, avant de m’envoler en fin de semaine vers le plus beau pays du monde.

Chers amis, je suis à l’image de ce pays où je suis né: je n’en suis pas à une contradiction près. Mes compatriotes citeraient un adage de ce coin du monde selon lequel le macaque est gazelle aux yeux de sa guenon, et ils n’auraient pas tort, mais aujourd’hui, contradiction oblige, je clame haut et fort la beauté de ce petit pays au bord de l’oubli, de mon 8F, à trente-mille pieds au-dessus de l’Allemagne.

Oui je sais, les routes sont défoncées, les coupures d’eau et d’électricité monnaie courante, les institutions aux abonnés absents, et la corruption bien enracinée dans la normalité des administrations. Je sais aussi que malgré la misère qui gangrène le pays, les restaurants et les discothèques sont hors de prix et ne désemplissent pas, les pistes de ski sont noires de monde et les billets d’avion de la compagnie locale se négocient à prix d’or. Le pays n’en est plus à une contradiction près.

Oui je sais que le pays est exsangue, que ses forces vives et moins vives émigrent par milliers, que ses enfants maudissent le jour où ils y sont nés. Mais je sais aussi que l’avion sera complet ce samedi, rempli de ceux-là mêmes qui pestent contre le pays qui les a vu naître, mais qui ne peuvent se résoudre à lui tourner le dos, et qui reviennent année après année se faire plumer dans les restaurants et les clubs et risquer leurs vies sur les circuits défoncés de formule 1 que sont devenues les routes du pays, le temps de quelques jours de vacances.

Que voulez-vous, nul ne peut résister à ce pays une fois qu’il y a gouté, car voyez-vous, malgré toutes les cicatrices que ces dernières années lui auront laissé, malgré ses infirmités, malgré ses contradictions, et peut-être grâce à elles, ce pays invivable et imbuvable reste quand-même, et de loin, le plus beau pays du monde.

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Rabih

La Barque

Photo by Artem Sapegin on Unsplash

Cette barque t’embarque et débarque l’espoir
Jusque-là dans ton cœur gravé comme une marque
Qu’un jour, une nuit, au crépuscule d’un soir
Tu reviennes au bercail dont tu te démarques

Cette barque, tu sais, elle en emporta d’autres
Comme elle m’emporta en un soir de septembre
Telle une brise qui caresse un champ d’épeautre
A l’heure où le soleil au loin se drape d’ambre

Cette barque que tu lorgnes l’air innocent
Mais que ton cœur convoite à l’aune de tes rêves
De rêves embarque des milles et des cents
Mais du voyage jamais n’accorde de trêve

Cette barque est destin ou affaire de choix
A chacun sa vision, à chacun ses croyances
Si ton monde aujourd’hui ne porte plus ta voix
Autant embarquer vers une nouvelle chance

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Rabih

Tu Avais Raison

Photo by ali hamada on Unsplash

Nous nous sommes quittés sur un malentendu. Je croyais en un avenir radieux, tu pensais que la fin était proche. Je voulais partir à l’aventure, tu me voulais à tes cotés un peu plus longtemps. Je ne comprenais pas tes réticences. Aujourd’hui, je les excuse, et quelque part, à contre-cœur et à mon corps défendant, je crois bien que je les partage.

Tu m’avais dit bien des fois que c’était sans espoir, j’entendais que tout ira pour le mieux. Tu me suppliais de rester sur mes gardes quand tout allait bien, quand tout baignait. Quand les jours étaient encore ensoleillés, les nuits douces. Quand nous étions heureux. Surtout quand nous étions heureux. Et je ne croyais qu’au soleil, j’étais sourd à tes prophéties. Je me croyais immunisé à la menace qui planait mais que je m’entêtais à ne pas voir.

Cette menace perpétuelle que tu t’évertuais à me rappeler, et que je m’évertuais à évacuer, ces mots qui sont maintenant réalité me hantent encore. Tu avais raison. Tu te savais mourant, je te pensais souffrant. Je te consolais à grand renfort de doliprane quand il t‘aurait fallu une transfusion, une greffe. Tu n’auras même pas eu d’extrême onction.

Tu regardais le soleil se coucher sur la méditerranée en te demandant si c’était le dernier que tu verras, quand je me demandais si le prochain sera encore plus spectaculaire. Tu les aimais tellement. Tu me disais que nous les regretterons, je pensais qu’ils seront éternels, que nous avions vu pire et survécu quand-même. Tu te taisais alors. Longtemps. Puis tu me disais que les jours nous sont comptés, que le temps ne passe de marché qu’avec les dupes.

Je suis parti à l’aventure, tu es resté assis sur le sable, à regarder le soleil se coucher. Le soleil se coucha une dernière fois sur tes plages de galets et de sable fin un mardi d’août il y’a quatre ans, vers 18 heures. Tu n’étais déjà plus là quand il se leva à l’est le lendemain. La violence t’avait donné raison. L’obscurité d’une nuit sans fin avait réalisé ta prophétie.

Nous nous sommes quittés sur un malentendu. Je croyais revenir, tu me croyais parti pour toujours. Tu avais raison, comme toujours. Je ne suis pas revenu.

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Rabih

Les Fossoyeurs de Poésie

Photo by NEOSiAM 2021 on Pexels.com

Me liriez-vous encore si j’écrivais une fois de plus mon inquiétude, mon angoisse pour ce petit coin d’Orient? Me liriez-vous une fois de plus si j’écrivais encore ma colère pour ce gâchis qui nous pousse par milliers au bord de l’oubli?

Au lendemain de cet embrasement que la folie des hommes provoque et que leurs extrémismes entretiennent dans cette région chargée d’histoire et de conflits, ce pauvre petit pays que j’invoque si souvent est bien plus près du précipice que l’on ne voudrait le croire. Il s’en faut d’une étincelle, un bout de plomb, une allumette, pour que d’aucuns à l’affut d’un prétexte, d’un côté ou de l’autre nous poussent dans le vide.

Pour vous qui me lisez, du fond de vos fauteuils, à la pause méridienne ou au plus sombre de la nuit, ceux qui attisent les flammes ne sont pas des vôtres. Ils n’en seraient pas là s’ils étaient un peu poètes, s’ils vibraient au son des rimes, si les mots bleus qu’invoque une chanson vieille d’un demi-siècle pouvaient toucher leurs cœurs ou leurs esprits.

Pour faire changer les choses, je n’ai d’autres leviers que ma plume, d’autres points d’appui que les mots qui émergent de temps en temps sur ce papier blanc, autant de leviers et de points d’appui pour tenter de soulever le monde.

J’écris donc mon amour pour ce lopin de terre coincé entre les montagnes enneigées et la méditerranée. J’écris ma crainte face à l’embrasement de cette région et mes prières pour tous les innocents qui périssent en ce moment même, piétinés pas la vanité et la folie de ceux dont les sombres desseins sont à la croisée de l’opportunisme servile et de la vengeance aveugle. J’écris mes souhaits, j’écris mes prières, j’écris mes contradictions. Mais j’écris. Peut-être en restera-t’il quelque chose, quelques mots, quelques idées pour faire face à la barbarie des fossoyeurs de poésie.

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Rabih

Le Sens des Choses

Photo by Teresa Howes on Pexels.com

Je m’attache aux choses.

Depuis ma plus tendre enfance, je m’attache aux choses qui m’entourent. Les plus belles pour leur beauté, tout simplement, les plus humbles pour qu’une âme au moins s’y soit attachée, pour leur acheter encore le temps d’une vie humaine, la mienne, avant qu’elles ne sombrent dans l’oubli, car, dans ma logique d’enfant, si je ne m’y attachais pas, qui d’autre l’aurait fait?

J’avais assez bien compris que les choses et les objets n’existent que par l’attachement que l’on leur confère. Que l’univers n’existe qu’à travers nos sens. Un univers vide peut-il exister sans au moins une conscience qui en fasse l’expérience? Sans personne pour en rendre compte? Un objet oublié de tous au fond de l’océan existe-t-il encore? On peut très bien tomber dessus par hasard me diriez-vous, mais il n’en existera pas plus s’il retombe immédiatement dans l’oubli. Il suffit pourtant de le ramasser pour le faire exister de nouveau.

Ce que j’essaie peut-être de dire, c’est que leur sens est ce qui confère une existence aux choses. Et quel sens plus noble que celui de marquer un instant, une personne, un évènement d’une pierre blanche, de retenir l’essence d’un souvenir et d’en restituer l’odeur, la couleur, le goût, les émotions, avec la patine des années qui passent? Ce livre d’un autre âge? Ce doudou un peu défraichi? Pour certains, c’est un grand père parti trop tôt, car ils partent tous trop tôt, même à quatre-vingt-dix ans. Pour d’autres, un enfant qui n’en est plus un que dans leur mémoire, au soir de leur vie, quand les petits-enfants se marient déjà.

Les objets qui me rappellent des faits marquants, des amis, des parents, sont comme des marque-pages dans le livre de mes souvenirs. Ils me ramènent vers un monde maintenant révolu, des personnes parties depuis longtemps. Un pays au bord de l’oubli. Le temps se dissout dans la nuit, je m’y prélasse. Vous connaissez la recette, j’en parle assez souvent. Une nuit d’orage, pluie battante, pour la beauté des éléments déchainés, un petit luminaire dans la pénombre, un thé, ou mieux, un café avec une écorce d’orange dedans. Comfortably Numb en sourdine, ou Daily Battles. Ce soir c’est Plus Jamais d’Aleph.

Ça tombe bien, le temps est déchainé en cette nuit de juillet, le vent courbe les bambous dehors, la pluie noie le paysage dans une brume translucide. Je me replonge dans le Liban de la fin des années quatre-vingt-dix et du début des années deux-mille, et je pense à vous. Nous n’avons plus de nouvelles les uns des autres, le temps et la distance s’en seront assurés. Mais ils n’ont peut-être pas encore eu raison de nos amitiés.

Alors, rendez-vous cet été quelque part dans ce petit pays au bord de l’oubli?

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Rabih

Trente-Deux Ans

Quelque part dans le ciel d’Odin ou de Thor. Je contemple de mon hublot une lune presque pleine dans un ciel encore presque bleu.

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Il est 21h13 en ce 4 mai et les jours sont bien plus long maintenant que le solstice est dans la ligne de mire, surtout dans les cieux septentrionaux que je sillonne régulièrement depuis quelques temps maintenant. Un léger voile de nuages en contrebas laisse à peine entrevoir le paysage de monts et vallées qui commence à s’illuminer de petites lucioles, à mesure qu’une marée d’encre sombre envahit l’éther bleu-ciel de cette fin de journée. Une journée de plus qui se rajoute au compteur d’une vie. Quarante et un ans déjà. Alexandre aurait déjà soumis le monde. Il n’aura eu besoin que de trente-deux ans. Il en aura fallu encore moins à la vanité des hommes d’un petit pays du Moyen-Orient pour mettre à genoux ce petit coin de paradis qui faisait rêver orientalistes et orientaux au diapason levantin.

Trente-deux ans séparent l’indépendance du Liban d’une guerre fratricide et suicidaire. Trente-deux ans d’un âge d’or auquel succèderont quinze longues années de plomb. Puis, un dernier sursaut d’un peu moins de trente ans, poudre aux yeux, morsure de défibrillateur sur un cœur déjà bien fatigué, et finalement, la platitude d’un électroencéphalogramme déjà bien éprouvé, après deux derniers pics d’activité intense: la pire crise financière des temps modernes et la mise à mort de Beyrouth un soir d’août.

Trente-deux ans. L’âge du Macédonien quand il rendit l’âme après avoir soumis le monde. L’âge du Liban quand débuta sa lente agonie, soumis qu’il fut par la vanité et l’orgueil de ses enfants. L’âge que j’avais quand, bien loin du pays qui m’a vu naître, j’ai tenu mon premier enfant dans mes bras, quand je l’ai bercé pour la première fois au son de mon pays d’origine pour insuffler le Liban dans son cœur.

“Nami ya zghiri, nami
Ta ghattiki bi hrami
Wa hrami min wra’ lwardi
Wil wardi bit hibbik, nami”

Dors petite, dors. La langue du cœur ne se commande pas.

J’ai quarante et un ans cette année et ma rage pour le Liban ne faiblit pas. Les raisons de cette rage? Quelques-unes me viennent à l’esprit: des parents, des grands parents, quelques irréductibles amis, un peuple, tellement hétéroclite de par ses 18 confessions et ses millions de manières de vouloir ce pays, une grande famille tellement éparpillée de par le monde que son seul dénominateur commun reste ce petit pays méditerranéen et une langue aux sonorités de soleil levant, de thym à l’huile d’olive et de café épais. Et peut-être aussi les souvenirs, et l’espoir qu’ils ne finissent pas en regrets. Qu’ils restent teintés d’un rayon de nostalgie mais qu‘ils ne soient pas corrompus par l’amertume de l’inévitable.

Je radote. Je me répète. Mon pays natal revient sans cesse dans mes billets. La raison est simple. Voyez-vous, j’ai quarante et un ans cette année et pour la première fois de ma vie, je prie de ne pas avoir à enterrer mon pays de mon vivant.

Il est 22h04. L’avion se réveille de sa pénombre bleuâtre.

PNC, début descente”.

Le ciel dehors se pare déjà du deuil d’une journée de printemps. Les nuages n’en sont que plus beaux. Puisse le soleil se lever demain pour ce petit pays au bord de l’oubli.

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Et joyeux anniversaire à mon papa, là-bas.

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Rabih

Voyages

Quelque part dans le ciel, entre Paris et Oslo

Photo by Christelle Hayek on Unsplash

Parka noire et sac de voyage. Un grand sac bandoulière en cuir. J’ai laissé tomber les valisettes à roulette, pas assez nostalgiques. La magie d’un autre temps qu’enveloppe ce cuir tanné m’inspire, malgré son manque criant de roulettes qui me casse les reins, mais là demeure tout le charme de ce beau bagage un peu encombrant. Dedans, entre les chemises et le nécessaire de toilette, un carnet de cuir noir aux feuilles vierges de lignes ou de carreaux. Un stylo à encre verte. Le dernier Femina de chez Grasset, après l’avant dernier Goncourt de la semaine dernière et le dernier Goncourt des Lycéens de la semaine d’avant. Je sais, je voyage beaucoup ces derniers temps. Ce Femina donc, ne se lit pas d’une traite. Il ne se livre pas aisément.

Ça me rappelle mon pays natal. Ses chênaies sauvages, mystérieuses si l’on veut, voire mystiques. Les vieilles maisons abandonnées que l’on y retrouve, les vieilles chapelles en pierre de taille sur lesquelles débouchent les chemins oubliés de ces forêts de la montagne. Elles portent l’histoire de familles que l’une des vagues d’émigration que le pays connait depuis le XIXe siècle a transplantées sous d’autres cieux, brésiliens ou américains. Elles portent l’histoire d’un pays, une histoire que les livres d’histoire ont sans doute oubliée, comme celle de cette église de la montagne, doublée d’un petit couvent, érigée par la grâce d’un don du roi de France aux chrétiens de ce coin d’Orient.

Il ne reste de trace écrite de ce morceau d’histoire que la stèle en marbre qui surplombe son portail trois fois centenaire. Et la photo que j’en ai prise lors de mon avant dernier passage. Et les quelques lignes que je couche sur les feuilles vierges de lignes et de carreaux de mon carnet de cuir noir, à l’encre verte de ce stylo que j’ai fini par retrouver au fond du sac, d’une main assez peu assurée, la faute aux turbulences qui nous balancent depuis quelques minutes quelque part au-dessus de l’Allemagne, à moins que ce ne soit la Suède.

D’autres pépites encore plus confidentielles n’ont pas gardé de traces dans le grand livre de l’histoire de ce petit pays au bord de l’oubli, comme ces puits et canaux creusés par des générations disparues, irrigant on ne sait quels vieux villages disparus, chemins autrefois ensoleillés des pas des villageois que les villes et l’émigration auront soustrait à la montagne, chemins aujourd’hui l’apanage de chênes centenaires.

Les rencontres improbables entre l’expatrié que je suis et ces vieilles pierres oubliées au fond d’une chênaie de la montagne me rappellent que ce petit pays au bord de l’oubli recèle encore bien des émotions pour qui veut bien prendre la peine de les chercher, de les trouver. Mes enfants sont évidemment de la partie. Rendez-vous est pris avec la montagne à chaque passage au vieux pays. Leur grands parents et leurs potes, presque tous d’anciens scouts, s’occuperont de l’organisation, sous la houlette de Raymond, randonneur acharné devant l’Eternel et Grand Sachem sans qui ces randonnées hebdomadaires n’auront sans doute pas vu le jour.

Je les vois plein d’entrain courir sur ces vieux chemins de terre. Ils en ont plein les yeux. Une attache de plus avec le pays de leurs parents. J’espère juste qu’elle durera plus longtemps que leur enfance et qu’adultes, ils garderont un souvenir ému, une petite place dans leur cœur pour ce pauvre pays qui ne les aura pas vus naître.

Quant à moi, j’implore le bon Dieu dans la langue du cœur, celle dans laquelle je suis né, je l’implore de m’épargner des turbulences et de me mener à bon port, et je compte les secondes de cette heure et demie qui me sépare encore d’un atterrissage bien mérité à Oslo.

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Rabih

Les Routes Millénaires — Thousand-Year-Old Roads

Routes levantines ou chemins de l’esprit, nous les sillonnons sans répit au risque de nous y croiser, frères ennemis, mais compagnons d’infortune d’un pays au bord de l’oubli.

This is a story in French about my home country Lebanon. Bon courage et bonne lecture chers amis.

Photo by Dorsa Masghati on Unsplash

Des routes six fois millénaires, chemins du hasard qui mènent vers des destinations improbables. Et sur ces routes nous marchons, pour marcher, sans autre but que celui de partir vers l’avant, pour paraphraser Baudelaire:

Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent
Pour partir; cœurs légers, semblables aux ballons,
De leur fatalité jamais ils ne s’écartent,
Et, sans savoir pourquoi, disent toujours: Allons!

Routes levantines ou chemins de l’esprit, bitumes poussiéreux ou expériences de pensée, nous les sillonnons sans répit, au risque de nous y croiser, frères ennemis, compagnons de route néanmoins, d’infortune sûrement, d’un pays au bord de l’oubli.

Et je te poserai ces deux questions qui reviennent invariablement dans les conversations qui naissent entre deux inconnus qui se croisent sur ces routes.

من بيت مين؟
من وين؟

D’où viens-tu?
Quel est ton nom?

Ta fierté dépassera ta méfiance, tu me diras tout: ton nom de famille, ton village d’origine, me livrant par là-même ta religion, ta confession, ces identifiants sociaux et mêmes politiques sur lesquels repose le cœur de nos identité meurtrières, si bien décrites par Amine Maalouf.

Et alors, je me souviendrai. Je me souviendrai que vous nous avez pourchassés comme des chiens, que vous avez occupé nos maisons, brulé nos sanctuaires, massacré nos pères, assassiné nos femmes et nos enfants, que vous vous êtes tournés vers l’Extérieur pour mieux nous trahir et détruire Notre Pays pour le remplacer par le Vôtre.

Sur le point de me fermer à la conversation pour mieux te haïr, je me souviendrai aussi que nous vous avons fait de même.

Je me souviendrai que ce qui nous sépare n’est qu’un miroir dans lequel ce que nous portons en nous de ressentiment stérile et de noirceur se reflète pour mieux nous aveugler.

Je me souviendrai que vous avez pleuré vos morts durant quarante jours de deuil, ceux-là mêmes durant lesquels nous avons pleuré les nôtres, quarante jours de deuil qui transcendent les religions, quarante jours où les nôtres et les vôtres auront été Un dans la douleur et les larmes qui les séparent de leurs morts.

Je me souviendrai, et te dévisageant, je devinerai tes souvenirs. Je verrai dans tes yeux ce que tu vois dans les miens, ce reflet de méfiance, de souffrance, de deuil et d’incompréhension, et au delà, un soupçon d’espoir, celui d’avoir une conversation agréable avec un compatriote.

Alors, nous nous essaierons sans doute à ce jeu immémorial qui consiste à nous trouver des amis, des connaissances communes, des parentés supposées lointaines mais O plus proches que soupçonné, voire, des lieux dont nos mémoires se souviennent de la même manière, des plats qui nous rappellent ce qui reste de beau dans ce pays au bord de l’oubli. Nous nous raconterons nos vies, nos souvenirs peut-être, nos exils surement, nos échecs aussi, nos enfances et celles de nos enfants.

Et jusqu’au prochain carrefour, nous nous raconterons nos aspirations pour ce pauvre pays auquel nous croyons toujours, et nous nous quitterons à la croisée des chemins, meilleurs amis du monde, ou simples connaissances de passage, mais nous aurons laissé un Liban un peu plus beau à la fin de ce périple commun.

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Rabih

Ecrire pour faire une différence

5959 jours, passés comme un songe. Les premiers jours, on est tout ouïe, à l’affût de la moindre nouvelle, de la moindre rumeur. Puis le temps aidant, on réussit à s’affranchir aurais-je dis il y’a encore quelques mois, des actualités de ce lopin de terre coincé entre la rage de vivre au jour le jour et les jours sans lendemains. C’est vous dire au bout de 5959 jours à quel point l’actualité politique et économique du Liban m’était devenue étrangère à défaut d’étrange, non pas par rejet de mes origines mais par réflexe d’auto-préservation, car prendre sur soi les soucis du vieux pays alors que l’on surnage dans une France que l’on essaie de faire sienne pour survivre à la séparation, ferait ployer le plus serein, rendrait fou le plus sage.

Photo by Joe Kassis

C’est donc relativement immunisé des actualités libanaises que je me suis lancé il y’a quelques mois dans cette entreprise un peu folle qui consiste à écrire des articles sur tout et n’importe quoi en espérant que quelqu’un dans ce vaste monde y trouvât une idée intéressante. Contre toute attente, je me suis retrouvé un beau jour à écrire sur le vieux pays et je me suis surpris à suivre l’actualité de ce coin du monde de manière plus qu’assidue, notamment à travers les colonnes d’un quotidien francophone qui a l’amabilité de publier certains de mes articles dans sa rubrique Courrier.

Et je suis, ma foi, assez surpris de ne pas être surpris justement par ce que je lis: nos politiciens gèrent toujours le pays comme une épicerie, ou plutôt comme une ferme dont nous serions le bétail, et ce, malgré une différence de taille survenue au cours de ces 5959 jours, à savoir une épée de Damoclès plus que jamais suspendue au-dessus de leur trône, celle du citoyen qui n’a plus rien à perdre, et qui a donc tout à gagner d’une révolution, et Dieu sait le sang que les révolutions répandent avant de répandre les bienfaits qu’elles promettent aux peuples qui se soulèvent, quand elles sont assez magnanimes pour le faire.

Quant à moi, je persévère dans cette entreprise un peu folle d’écrire sur tout et n’importe quoi durant ces longues nuits d’hiver de ma patrie d’adoption, en sirotant un Ron du Venezuela, un trait de cognac ou un café agrémenté d’une écorce d’orange, en ayant l’outrecuidance de vouloir faire une différence dans ce monde, ou tout au moins de l’espérer, pour l’amour de mon pays d’origine, le Liban.

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Rabih

Bonnes résolutions

Dernier jour de l’année. Minuit. Je songe à toutes ces années qui se sont terminées de la même façon, un 31 décembre, comme cette année. Toutes ces années qui ont commencé par des promesses non tenues et ont fini en forfaiture. Tous ces 31 décembre ou j’ai pensé pouvoir encore sauver cette infime partie de mon âme qui compte encore pour quelque chose, celle qui garde encore les quelques souvenirs d’enfance qui me restent, celle qui m’animait il y’a encore quelques années, quand je portais encore dans mon cœur ton nom gravé en lettres de feu, quand j’y croyais encore, quand j’avais la foi.

Tous ces débuts de janvier qui m’ont finalement mené à travers compromissions et trahisons vers le même 31 décembre, année après année. Tous ces 31 décembre où l’on se promet monts et merveilles tout en sachant que rien ne sera tenu, où l’on noie sa conscience dans les limbes du néant à grand renfort de champagne et de foie gras pour mieux oublier ces promesses que l’on est supposé se faire et que l’on nomme bonnes résolutions, trop honteux que l’on est de les voir pour ce qu’elles sont, des vœux pieux.

Cette fin d’année est néanmoins différente. Pour la première fois, elle n’a pas le goût du dégoût de soi vite noyé dans un verre d’alcool, une poignée de billets et des promesses sans lendemain. Elle a un goût amer, un goût de cendre. Les cendres de ton nom, consumé sur l’autel de la forfaiture par un soir d’août, par ma main, par ma faute. Les trente deniers que j’aurai touché pour cet acte me brûlent la peau, me crèvent les yeux. Je ne me savais pas avoir encore une conscience après avoir tant couru derrière le pouvoir et les vains honneurs, mais voilà, face au sacrilège suprême, elle se rebelle, elle se rebiffe, elle se rappelle à mon souvenir.

Alors en ce 31 décembre, je me fais une promesse. Celle de me retirer de la vie publique dont je suis indigne. Celle de me consacrer à ta reconstruction, non pas à partir du confort du fauteuil du pouvoir auquel je suis tellement habitué, mais sur le terrain, humble ouvrier sous les ordres de ces contremaitres, qui se dépensent depuis des années sans compter pour te garder à flot, envers et contre tout, pompiers sacrifiés sur ton port, urgentistes et infirmières sanglants cherchant les victimes de mon sacrilège dans les décombres de la ville, et tant d’autre sacrifiés sur le même autel que toi, soldats sur tous les fronts où ton nom doit être défendu.

Je reprends leur serment à mon compte, qui est celui de ton armée, institution qui n’aura jamais failli.

Je jure par Dieu Tout-Puissant de faire mon devoir jusqu’au bout, afin de préserver le drapeau de mon pays, et de défendre ma patrie, le Liban1.

أقسم بالله العظيم أن أقوم بواجبي كاملاً، حفاظاً على علم بلادي، وذوداً عن وطني لبنان

Un responsable – مسؤول

Optimisme prudent

Chers compatriotes. Comme vous vous en doutez, on ne résout pas un problème à 90 milliards en deux coups de cuiller à pot.

Certains signes néanmoins, au crédit des libanais de bonne volonté qui ne manquent pas dans ce vaste univers, semblent indiquer que nous n’avons pas encore touché le fond. Mauvaise nouvelle pourriez-vous me rétorquer, dans le sens où il y’aurait encore de la marge en termes de descente aux enfers. En ce qui me concerne, je voudrai voir le verre à moitié plein en cette fin d’année si vous le permettez, l’optimisme n’ayant jamais aveuglé les lucides, que les rêveurs.

On ne rembourse pas une ardoise de 90 milliards d’un coup baguette magique, mais…

Le peuple est aujourd’hui plus soudé face au pouvoir qu’à n’importe quel moment des 50 dernières années. La diaspora s’est mobilisée pour les élections de 2022 et plus de 230 000 personnes pourront voter depuis les ambassades et consulats du Liban un peu partout dans le monde, pour les candidats de leurs circonscriptions d’origine, malgré un suspense qui aura duré de coup de théâtre en coup de sort jusqu’à la tombée du rideau.

La satire politique et la critique des travers de la société sont bien vivantes, portées qu’elles sont par une nouvelle génération de stand-ups et de one man/woman shows, et plus généralement d’artistes et d’activistes qui n’ont rien à envier à leurs ainés.

Suite à la tragédie du 4 août 2020, les libanais se sont redécouvert une fibre sociale, puisqu’ils n’ont jamais été un peuple froid et fermé. Ceux qui pouvaient ont prêté main forte à ceux qui ont tout perdu. Des associations d’aide se sont mises en place spontanément, et la diaspora n’a pas été en reste. Le réseau des forces vives à travers le monde s’est mis en branle et il est considérable. Les associations de libanais de la diaspora, les entreprises qui ont des liens solides avec le pays, les fils et les filles du pays qui vivent sous des cieux plus cléments sur les cinq continents ont donné de leur temps et de leurs moyens pour le Liban, et les résultats sont visibles sur le terrain.

Une grande partie des dons et des aides cible aujourd’hui le système éducatif et en cela, les libanais font preuve d’une grande sagesse: les générations futures seront celles qui relèveront les défis que notre génération aura subi de plein fouet et si le Liban des années 2020 leur aura tout pris, il est permis de croire qu’il aura tout fait pour leur laisser l’éducation, c’est à dire l’essentiel.

D’autre part, les expatriés continuent d’affluer au vieux pays pour les vacances d’été et les fêtes de fin d’année malgré les milles outrages qu’ils rencontreront entre l’insécurité et les pénuries de carburant et d’électricité pour n’en citer que quelques-uns, et que leurs frères et sœurs de cœur restés au pays subissent quotidiennement, stoïquement, pour l’amour de leur patrie malgré ce qui leur en coute, malgré ce qu’ils en disent. C’est dire à quel point le Liban est chevillé aux âmes de ses enfants, qui, s’ils ont le verbe haut, ont néanmoins un cœur à la mesure de leur grande gueule.

En fin de compte, pardonnez la naïveté de mon ton et de cet article. Ceux qui me connaissent savent que je suis d’un réalisme pour le moins ennuyeux mais je me fais violence en cette fin d’année en affichant un optimisme à la limite du raisonnable. J’en ai besoin et vous aussi sans doute, si vous me permettez cette remarque.

Ceci étant, soyons lucides, soyons prudents. “Il suffit d’un peu d’électricité et d’une connexion Internet pour faire tourner la boite” pour citer un patron libanais qui porte le Liban en son cœur, et je pense que l’on peut étendre la métaphore à un pays, mais il suffit d’un grain de sel dans ce système instable qu’est devenu le Liban pour faire basculer les choses du côté obscur.

Optimisme prudent donc, car en effet, on ne résout pas un problème à 90 milliards en deux coups de cuiller à pot, mais il faut bien commencer quelque part.

Aux Amis du Liban,

A Wissam

Joyeuses fêtes à tous and let the board sound

Rabih

Le soleil se lèvera-t-il au bout de la nuit?

Il est 23h38. Je sirote mon café agrémenté d’un bout d’écorce d’orange en cette froide nuit de décembre. Un truc que j’ai appris de mon frère, un fin palais celui-là, et que je vous conseille vivement. L’écorce d’orange, pas le café de minuit bien sûr, si vous tenez au sommeil. Personnellement, le café ne me fait aucun effet, j’irai dormir sur mes deux oreilles dès que nous aurons fini cette conversation cher lecteur, sans doute à cause d’une accoutumance à l’adrénaline et aux effets du stress que je dois à mes origines.

Photo by Andres F. Uran

Je sirote mon café donc, et je pense à cette malédiction du départ, qui n’est que l’autre face de celle de rester. Au-delà des polémiques et autres diatribes sur le sujet, quand on y pense, peu de nos compatriotes partent par choix. Entre le départ et la famine, c’est contraints et forcés qu’ils font leurs bagages quand l’opportunité se présente, et des fois sans même attendre qu’elle ne le fasse. Quant à ceux qui restent, c’est dos au mur qu’ils subissent leur dur destin et le choix n’a rien à faire là-dedans non plus. Ils partiront quand leur heure sera venue, si tant est qu’elle viendra, vers d’autres contrées ou un monde meilleur et ce ne sera pas par choix. Partants, restants, ils partagent la même malédiction.

Alors qu’importe si tu pars ou si tu restes, quand l’avenir que tu contemplais t’échappe et que la faim ou l’exil sont les seuls choix qui restent. Mais s’agit-il vraiment d’un choix? Plutôt un dilemme il me semble. Le choix, tu le feras après: Porter ou pas le nom de notre pays bien haut dans les contrées où tu poseras tes valises après avoir laissé une partie de toi derrière, garder ou pas la tête haute dans cette vallée de larmes où tu restes quand tes amis, tes frères, tes compatriotes partent par milliers, par centaines de milliers… Je suis parti, il y’a de cela des années maintenant. Pas vraiment par choix, pas vraiment contraint, j’avais l’impression de suivre un destin, le destin de ceux qui m’ont précédé, de ceux qui me suivront. Un départ est toujours compliqué à expliquer. Il comporte sa part de lumière et sa part d’ombre et le voyageur n’est pas toujours prêt à faire face à cette dualité. J’imagine que ceux qui restent ne sont pas non plus épargnés par la part d’ombre que ce pseudo-choix comporte également.

Cher lecteur, il est 2 heures du matin et je vois tes yeux qui se ferment déjà. Partant ou restant, tu baisses les armes face au vainqueur universel qu’est le sommeil. Tu aurais dû te le faire couler, ce café agrémenté d’une écorce d’orange. Des écorces, il en reste encore d’abordables au Liban, à défaut du fruit qu’elles sont supposées couvrir, mais elles feront l’affaire. Fais-le donc couler ce café, et trinquons. Attends! Avant, fais couler un filet de bourbon dedans, ça porte malheur de trinquer à la bibine édulcorée. Et trinquons donc. Buvons ce café de minuit à l’honneur de notre pays qui n’existe que depuis 1920 mais qui a été façonné tout au long de plus de six mille ans d’histoire, tout au long des millions d’histoires que ceux qui nous ont précédés se sont racontées et que ceux qui nous suivront se raconterons peut-être, il est permis d’espérer, autour d’un feu de bois ou d’une chandelle, ou un peu comme nous le faisons, autour d’un café agrémenté d’une écorce d’orange, par écrans interposés, mais partageant un fardeau qu’ils seront seuls à porter: du fond de cette nuit noire au bout de laquelle le soleil ne se lèvera peut-être pas, ils sont les uniques dépositaires de l’histoire d’un pays au bord de l’oubli, ils sont les seuls garants de sa continuité.

Alors cher lecteur, où que tu sois, fais que le soleil se lève au bout de la nuit.

A Salim

Let the board sound

Rabih

Cet article a été également publié dans les colonnes de L’Orient-Le Jour.

Une leçon d’échecs

1990, vers février ou mars. La dernière phase d’une guerre qui grondait depuis 15 ans. Dans la salle de séjour, entre deux sifflements d’obus, un papa, une paire de ciseaux à la main, découpait un bout de carton en petits confettis qu’il coloriait ensuite en noir ou en rouge. Ainsi émergèrent un roi, un fou, un cavalier. Un pion. Deux pions. Une tour. Un jeu d’échecs, avec les moyens du bord.

Photo by Hassan Pasha

C’était la partie la plus facile de l’initiative. Encore fallait-il apprendre les règles d’un jeu millénaire à deux enfants de 7 ou 8 ans. Et éviter une guerre civile à l’échelle de l’appartement puisqu’une partie de gagnée est également une partie de perdue de l’autre côté de l’échiquier. Tout dépend du point de vue. Noirs ou Rouges. Eux ou Nous. Chrétiens ou Musulmans, Maronites ou Druzes, Chiites ou Sunnites. Mais aussi Forces Libanaises, OLP, Force de dissuasion Arabe, Amal, Hezbollah, Aounistes, Marada, Mourabitoun, IDF, et j’en passe. Une pagaille sans nom qui aura duré 15 ans et six mois, ou plutôt, qui aura couté 150 000 morts, 100 000 blessés, 250 000 émigrés et un bon petit million de déplacés si l’on utilisait une unité de mesure plus adaptée que les mois et les années à l’ampleur de cette catastrophe.

Et au milieu de ce maelström, un papa, un jeu d’échecs qui tient dans une boite d’allumettes et deux enfants qui apprennent tant bien que mal qu’un roque vaut mieux qu’un massacre de reines dans cette vaste partie d’échecs qu’est la vie.

En conclusion, à tous ceux qui glorifient la guerre, qui font sa promotion, qui en font une solution pour déloger les dictateurs et libérer les peuples opprimés, allez vous faire pendre ailleurs. Ne connait vraiment la guerre que celui ou celle qui l’a vécue, et croyez-moi, pour en avoir vécu une, ce n’est la solution à aucun problème.

A bon entendeur.

Let the board sound

Rabih